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Mina Kavani

Éléments de conversation retranscrits par Arthur Eskenazi

Mina Kavani est difficilement saisissable, cela pourrait même la définir. Tentez de la cerner par un bout, la voici qui s’échappe par l’autre. Anticipez le prochain mouvement et vous serez certain de vous tromper. Il y a chez elle quelque chose du thaumatrope, ce célèbre jeu d’illusion optique exploitant le phénomène de la persistance rétinienne, qui par un mouvement rapide fait se rejoindre deux images dessinées sur les faces opposées d’un disque pour en former une troisième. Et c’est justement ce mouvement incessant qui permet la création de cette forme hybride, d’une chimère, d’une présence pourtant bien réelle mais s’évanouissant immédiatement lorsqu’elle atteint son point d’arrêt. Un paradoxe né de l’union de deux faces parfaitement opposées et que rien n’aurait pu réunir, sauf le mouvement par lequel il se définit. La vue se trouble, on cligne des yeux pour mieux y voir, mais c’est pourtant bien dans le flou de la rotation que nous la voyons apparaitre :

« J’ai eu la chance de grandir dans une famille extrêmement moderne, ouverte et intellectuelle. Mais c’est vrai qu’entre ce qu’il se passait chez moi et ce que je constatais de la société iranienne en sortant dehors, il y avait un contraste vraiment très fort. Donc j’avais déjà à Téhéran ce sentiment d’être un peu étrangère à mon propre pays. »

Mina Kavani est élevée par son oncle Ali Raffi, grand metteur en scène et pionnier du théâtre contemporain en Iran.

« Avec la présence de mon oncle dans ma vie, j’ai su très vite que je voulais être actrice. Lui avait vécu très longtemps en France où il a étudié et travaillé, et c’est lui qui m’a donné le goût du théâtre. J’ai grandi dans l’État islamique mais à la maison, lui me parlait de Patrice Chéreau, d’Ariane Mnouchkine, de gens comme ça. Il me montrait les films de Truffaut, de Godard, etc… donc la France était déjà là depuis longtemps, et j’ai su très vite qu’il fallait que je parte. Je vivais à Téhéran mais je rêvais de Paris parce que pour moi c’était l’endroit où j’allais rencontrer tous ces gens. A 15 ans je savais que je voulais faire le conservatoire à Paris, c’était évident ! »

Un pied à l’étrier, mais le travail reste à faire. Mina Kavani donne le sentiment d’avoir donné rendez-vous à son destin, mais sait que le chemin ne sera pas facile.

« Mon oncle a eu un parcours difficile alors je savais que ce ne serait pas si simple d’y arriver. Aussi parce qu’à Paris il y a beaucoup de concurrence pour devenir comédienne. L’objectif c’était donc le conservatoire de Paris parce que c’était l’endroit par excellence où il fallait briller pour se faire connaitre. Je ne parlais pas si bien français, mais j’étudiais tous les grands textes classiques en cachette dans mon coin. Je ne comprenais pas grand-chose mais j’ai insisté. »

Elle réussit le concours du conservatoire à 22 ans et quitte définitivement l’Iran un an plus tard. A l’école, elle fait une première rencontre décisive avec Jean-Damien Barbin « qui m’a complètement formée et à qui je dois beaucoup. Je me suis découverte avec lui parce qu’en Iran, quand tu es censurée tout le temps, et d’autant plus quand tu es une femme, tu n’as pas les outils pour te découvrir toi-même. C’est à ce moment-là que j’ai compris comment la vie d’artiste pouvait construire une vie et un corps de liberté. C’est la recherche dans cette pratique qui m’a permis de me découvrir, de me libérer des chaines qui m’avaient construites jusqu’à présent mais que je ne voyais pas forcément. »

Si le théâtre lui fait découvrir une nouvelle Mina, la solitude de l’exil, la vie loin de l’Iran lui en présentent une nouvelle. Pour tenir bon, elle se réfugie dans l’écriture, une pratique qu’elle gardera régulière comme un exutoire pour tenir bon.

« Je suis très intéressée par cette sensation de la jeunesse iranienne, elle veut toujours partir. On se construit là-bas sur le départ, sur le fantasme et les rêves d’une vie à vivre ailleurs. Mais quand je recroise toutes ces personnes qui sont parties dans les villes occidentales du monde, c’est le même constat : nous rêvons toutes et tous de Téhéran une fois que nous l’avons quittée. »

Les écrits s’accumulent et c’est une seconde rencontre, cette fois-ci avec Krystian Lupa, qui lui offrira la possibilité de les ordonner : « J’ai fait deux stages avec lui sur l’écriture de monologues intérieurs, et c’est lui qui a fait sortir tous ces monologues composés des écrits que j’accumulais depuis des années. Je savais que je voulais faire quelque chose de tous ces écrits, parler de mon Téhéran, à l’opposé de ce qu’on entend généralement sur la ville parce que c’est en fait l’une des villes les plus moderne du monde, très ouverte, très underground, très passionnée. Mais il y a cet extérieur qui ne fait que t’empêcher et te mettre des barrières. J’ai eu d’une certaine manière la chance de pouvoir utiliser ce paradoxe dans ma pratique théâtrale, c’est de là que mon travail tire sa force, de cette sorte de schizophrénie propre à Téhéran mais également décuplée par l’exil. »

I’m deranged, première création, un seule en scène, dans laquelle Mina Kavani revient sur son parcours, cette quête inachevée de la juste place dans le monde : « Je voulais montrer cette schizophrénie sur scène, cette fantasmagorie qui peuple nos têtes. Parce que c’est aussi ça que construit la dictature : des êtres schizophrènes qui ne vivent plus que dans leurs rêves et leurs fantasmes. C’est une tragédie et je la vois beaucoup autour de moi, nous n’arrivons pas à trouver notre juste place dans le monde. Dans la pièce, je voulais montrer tout ça. Je ne voulais pas d’une pièce narrative, j’avais envie que ça prenne des proportions qui ne soient pas forcément réalistes. J’ai voulu le raconter avec une espèce de folie et de chaos, que ce soit dans mes mots ou dans ma façon de jouer, comme si je voulais illustrer ce cauchemar. Alors j’ai repris mes écrits et j’ai cherché à leur donner une forme. Je me suis dit que c’était ma façon de parler, de jouer et ma façon d’être bordélique qui allait agencer tout ça. J’ai d’abord écrit en français, pas en farsi. J’ai écrit comme c’est sorti, avec plein de fautes parce que je voulais garder cette sauvagerie de la langue qui est la mienne, comme l’un des symptômes de cette schizophrénie. »

Les deux faces du disque en même temps, toujours en même temps. Et un aller-retour incessant entre un ici et un là-bas brumeux, mal défini mais irrésistiblement présent, incrusté au fond de la rétine, un mouvement éternel qui donnerait le tournis à n’importe qui et qui est la définition même de Mina Kavani. C’est dans cet improbable dispositif qu’une forme se dessine en construisant un équilibre précaire et qu’un cri se fait entendre.

« Mais d’où ça venait ce bruit ? T’as entendu ? Non ? Vraiment ? Ça semblait bien réel, mais peut-être que c’était juste dans ma tête… »