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Mélissa Guex

Éléments de conversation retranscrits par Arthur Eskenazi

Le down est un état, un après-coup, le degré d’inclinaison d’une courbe naturelle qui ne semble pas avoir besoin d’un évènement particulier pour advenir. Mélissa Guex insiste : « C’est juste là, ça arrive de manière régulière et pour plusieurs raisons qui peuvent être très différentes, et c’est sur cette temporalité spécifique que j’ai voulu m’arrêter ». Bien qu’il se ressente comme une dépression, le down en serait tout autant la version météorologique que psychologique. Un nuage finissant de s’essorer au-dessus de nous, s’écoulant pour un temps, fertilisant le sol au passage, pour mieux se recondenser derrière. Il fait partie des intensités qui nous traversent, comme invoquées par l’environnement dont le corps et l’esprit font l’expérience, et qui le poussent, le forcent et l’obligent.

Il y aura eu un élément déclencheur dans la recherche de la jeune chorégraphe. Une longue blessure, la première de son parcours de danseuse, qui l’a tenue éloignée des studios de répétions pendant plusieurs mois. « À ce moment-là, j’ai commencé à m’entretenir avec des proches, des personnes qui ne sont pas forcément du milieu du spectacle. Moi j’étais en plein dedans et je voulais savoir comment ils géraient leurs down. Ce temps à l’arrêt m’a permis de prendre un peu de recul et j’ai entretenu comme ça des discussions sur ce sujet. »

Comme une prémonition, c’est peu avant sa blessure qu’elle assiste à une performance du batteur Clément Grin, qui deviendra son binôme pour la création de sa future pièce. « Je l’ai vu, et j’ai complètement flashé ! La performance se déroulait dans une casse auto, il démontait sa batterie sur des épaves et il y avait comme un feu qui sortait de lui. Je me suis dit qu’il fallait abso-lument qu’on travaille ensemble. Je suis allée me présenter et très vite il est passé à mon studio. On n’a pas beaucoup discuté, ça a été assez fluide, et on s’est lancé tous les deux dans une improvisation incroyable. C’est là que je me suis blessée. » Leurs échanges ont perduré le temps de la convalescence, partageant des pistes et des références musicales, « de groupes qui mettent l’improvisation au cœur de leurs pratiques ».

Un duo qui s’est construit sur des techniques d’improvisations : « Avec Clément, on parle toujours de leading et de following, mais on ne sait jamais qui mène ou suit réellement. On joue sur un principe d’écoute, on travaille en écho, ensemble. Il n’y a pas vraiment de concept pour venir fixer ce rapport, la musique monte, le corps suit et on se passe à tour de rôle le relais de l’écriture chorégraphique et musicale. Nos corps sont complètement engagés et les visages particulièrement expressifs. La batterie danse et le corps bat le tempo, nous sommes vraiment deux performeurs sur scène. Je l’ai invité justement pour qu’il soit avec moi et pas seulement pour m’accompagner. Danses et rythmes sont produit avec nos tripes, on est poussé tous les deux par un besoin de gueuler. »

Nous nous arrêtons sur ce besoin de « gueuler » : et si le down était de l’ordre du symptôme ou mieux encore du pharmakon, soit à la fois le poison et son remède ?

Lorsque nous débutons notre conversation, Mélissa Guex rentre tout juste de deux semaines à Dublin où elle présentait pour la première fois à l’étranger, le solo Rapunzel au festival international Aerowaves. Avant elle était en Italie, puis encore avant en Suisse. « Là, je viens tout juste de rentrer, je suis un peu décalquée honnêtement, tout est en train de redescendre c’est un vrai moment de down. » Plusieurs dates européennes sont inscrites à son agenda d’ici la fin de l’année, notamment pour Down qui pourtant n’est pas encore une pièce achevée. « En vrai on avait une date de première pour l’année prochaine, en 2024 ! On a eu avec Clément quelques jours de travail avant de présenter une étape de recherche au Grütli à Genève en janvier dernier, et la présentation a été super forte, ça a vraiment bien marché pour nous comme pour le public ! Donc contrairement aux habitudes, on part sur un cheminement de création très évolutif, qui va s’affiner au fur et à mesure des dates. C’est un spectacle qui se cherche encore, on a travaillé tellement peu ! J’ai l’impression qu’on a sorti notre chanson de l’été qui cartonne, mais on a quand même un album à faire. Pour moi, cette création est davantage une sorte de concert qu’une performance à proprement parler. Un concert performé. Je voulais sortir un peu du théâtre, ne plus en dépendre. Cet été, on va performer dans un festival de musique et c’est la date que j’attends avec le plus d’impatience. J’imagine que les gens vont être debout, la relation avec le public va changer et ça va tout changer ! »

Une blessure importante, un moment d’arrêt forcé, de pause dans le déploiement d’énergies colossales et nécessaires qu’il faut sans cesse déployer lorsque l’on est une jeune artiste qui cherche à faire connaitre son travail. Mélissa Guex se sert de son down pour retourner la situation en s’arrachant aux temporalités et aux exigences du secteur qui impose habituellement leurs contraintes sur la création des objets culturels. Down se transforme pour être un espace de liberté pure qui se construit à la force de ses propres occurrences, en roue libre improvisée, indépendamment des obligations de production auxquelles doivent d’habitude répondre ce type de création. En allant se chercher sur un autre type de scène et en s’emparant de ces temporalités précaires et non productives, Down déjoue tous les pronostics, et fait jaillir son feu intérieur pile au moment où on le pensait éteint.