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Hatice Özer

Mise en scène

France

Éléments de conversation retranscrits par Arthur Eskenazi

Hatice Özer ne tient pas en place.
Depuis une petite chambre d’hôtel de Tourcoing où nous parlons en visio, la jeune comédienne et metteuse en scène va vite, très vite ! Les yeux pétillent, les mots partent dans tous les sens, ça se bouscule. Ses réponses sont instinctives, oscillent entre des cascades d’associations d’idées et des longs silences réflexifs dont on comprend vite qu’ils lui permettent de reprendre son élan. Elle a suivi un double cursus aux Beaux-Arts et au Conservatoire de Toulouse avant d’intégrer le Théâtre National de Strasbourg et confesse : « je suis une personne très curieuse, je m’ennuie assez vite en ne faisant qu’une seule chose ; tu as vite fait le tour quand tu es juste comédienne, j’ai besoin de toucher à d’autres trucs. Pour moi le théâtre c’est faire vivre une expérience, alors dans tout ce que j’essaie de faire, j’aime bien mettre en crise le dispositif du théâtre ». Pour Hatice, cette envie de crise se traduit par un débordement.

Le Kudur est un état. On vit le Kudur, on le porte, on en fait l’expérience.
Un mot turc qui donne son titre au spectacle « Koudour à la française » signifie littéralement : mourir d’un désir réprimé, mourir d’un amour inassouvi. « Et moi j’ai trouvé ça dingue parce que, si il y a un mot pour dire ça, ça veut dire qu’il y a vraiment des personnes qui sont mortes de ça ! »

Hatice Özer nous invite chez elle, en Dordogne, là où elle a grandi dans la petite cité en forme de U de La Borie-Basse et où réside une communauté turque derrière la porte des 342 appartements qui la composent. Au printemps à La Borie-Basse, c’est le temps des mariages : « Tous les samedis, il y a un mariage. Mais attends, un mariage c’est trois cérémonies, donc trois samedis de suite ! Donc, moi, mes sorties familiales ce n’était pas aller faire du patin ou je ne sais quoi, c’était aller aux mariages. Il y a une sorte d’obligation, ça ne se fait pas de ne pas y aller. Même si tu ne les connais pas, ta famille va toujours te dire que c’est la cousine de machin ou le fils de je ne sais pas qui. Donc il n’y a pas le choix, il faut y aller. » Et Hatice Özer a fait le compte des mariages, elle en a fait 136.

Fille de musicien, son père qu’elle a par ailleurs mis en scène dans sa première pièce Le chant du père, lui a transmis l’amour de la musique : « La musique, pour moi comme pour mon père, c’est le prolongement de nous-mêmes. Mon père est musicien traditionnel, il appartient à la tradition des ashik qui jouent et racontent des histoires mi-absurdes, mi-philosophiques dans les mariages et les cérémonies. C’est avec son âme qu’il joue et chante. Et c’est un autre monde qui s’ouvre, un langage parallèle qui ouvre sur un monde. Cette langue, on me la parle depuis que je suis petite, alors je n’ai pas eu le sentiment de l’apprendre, mais c’est en grandissant que je l’ai développée. »

Tout commence par la rencontre avec le musicien Antonin Tri Hoang, une sorte de jeu qu’elle lui lance : « Antonin, c’est un artiste hyper érudit, un musicien très talentueux. Alors ça me faisait marrer et ça me touchait de partager avec lui mes chansons de mariages. Il a donné comme ça une sorte d’importance à ce répertoire…Quand je dis à mes amis turcs que je fais un spectacle avec ces musiques, ils me demandent si les gens payent vraiment pour ça ! Chez nous, c’est super populaire mais ce n’est pas considéré comme quelque chose de sérieux. Avec Antonin, on a commencé au piano-voix puis pendant le confinement on a trouvé un bar qui nous a quand même ouvert les portes, on s’y retrouvait tous les vendredis soirs clandestinement, et on a fédéré une petite communauté autour du répertoire qui a été vraiment touchée. »

Le Koudour, ce sentiment d’une rencontre amoureuse manquée ou impossible que l’on porte avec soi est aussi un moment précis de la fête de mariage : « Ces mariages sont hyper codés, les danses sont très sages, les femmes dansent ensemble, les hommes aussi. On ne se mélange pas, sauf à un moment, celui du répertoire des chants qui parlent du Kudur. Là, le rythme change complètement. Tu peux l’entendre à l’oreille, ça dure trente minutes et c’est le moment où on se permet d’aller vers des danses bizarres, des transes. Pendant cette demi-heure, tu as le droit de danser pour faire passer ton propre Kudur, ta propre crise d’amour. Parfois c’est par deux, mais souvent c’est seul.e et ce sont surtout les femmes. Ça peut dégénérer d’ailleurs, j’ai vu des femmes se battre à ce moment-là. Petite, j’avais honte quand c’étaient ma tante ou ma mère, parce que ce sont souvent des mamans, des femmes d’un certain âge. Ce sont elles qui ont le plus fort Kudur. »

C’est le souvenir de ces femmes qui inspirent Hatice Özer dans les multiples figures que son personnage de la femme au tambour incarne au milieu des musiciens. Le hall du théâtre devient salle des fêtes, le public y joue le rôle des invité.e.s. Travaillant à l’instinct, la comédienne convoque une cosmologie de références et d’inspirations variées : des poèmes soufis du XIIIème siècle à Jean Giono en passant par Oum Kalthoum et les divas du Moyen-Orient. Le travail de la voix et du chant tient une place prépondérante dans la mise en scène : « Le chant, c’est à la fois des mots, mais pas seulement. Ça permet de dire plus. Et ça s’éteint quand tu t’arrêtes. On a essayé dans Koudour que la musique ne soit pas un accompagnement mais un personnage à part entière. Ce serait quoi la dramaturgie d’une musique qu’on donnerait aussi à voir ? »

En creux, Koudour est aussi une recherche autofictionnelle dans laquelle Hatice Özer « …ajoute au pot commun des histoires. C’est important pour moi de mettre dans ce pot des histoires, qu’on raconte celles d’où je viens et dont on ne parle pas beaucoup. Et pourtant ça se passe en France, c’est nous, c’est chez nous ! Dans les villages en France, il y a des mariages où il se passe des Kudur ! »

Il y a chez elle une forme de quête de l’immanence. Une musique-langage que l’on n’a jamais apprise mais que l’on a toujours sue, ouverte sur un monde rythmé et chanté par une femme-tambour composée de souvenirs, d’analogies et de métaphores, apparaissant et disparaissant au gré des modulations « d’un chant fragile et véritable ». On semble tout découvrir en cet instant, invité.e.s de la fête que nous sommes et suivant le lent glissement du hall de théâtre vers la scène, alors que tout aura toujours été là depuis le début, juste là, en nous, sous nos yeux.