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Habib Ben Tanfous

Éléments de conversation retranscrits par Arthur Eskenazi

En faisant quelques recherches sur Habib Ben Tanfous pour préparer notre conversation, nous nous demandons si le garçon n’aurait pas quelque don d’ubiquité : « J’ai effectivement plein de casquettes mais j’ai le sentiment de ne faire qu’une seule chose. Je suis comédien, danseur, chorégraphe, et je suis aussi membre d’un collectif de 12 personnes à la direction d’un tout petit théâtre de 74 places ». Cela dit, rien d’étonnant lorsque l’on regarde le parcours de ce jeune artiste de tout juste trente ans : « J’ai commencé par la danse hip-hop à 15 ans. C’est une culture qui est entrée dans ma vie avec une grande force et qui a bouleversée beaucoup de choses. Je m’y suis mis à fond, à l’époque je me considérais comme un danseur hip-hop mais un danseur qui va à l’école. J’étais très étranger au monde de la danse contemporaine, je ne savais pas qu’il y avait des formations et des écoles pour ça. »

En arrivant au lycée, il fait du théâtre avec sa professeure de français, une découverte importante « pour son rapport au texte et au dire qui était très nouveau pour moi. » Sa professeure le pousse à intégrer une école de théâtre « mais moi je décide de faire une école de commerce parce que toute ma famille fait du commerce. C’était complètement intégré, comme évident. J’ai fait ça sans réfléchir mais pendant cette année je pensais à cette professeure en me disant que peut-être elle avait raison. » Écoutant une petite voix intérieure, malheureux dans ces études, il tente sur un coup de tête le concours du Conservatoire Royal de Bruxelles qu’il intègre dans la foulée. « C’est à ce moment-là que je découvre le monde des arts de la scène. J’apprends surtout qu’on peut travailler la fragilité alors que ma danse était jusque-là très performative, endurante, physique, technique. Cet autre prisme m’a permis de nuancer mon travail chorégraphique. J’étais au conservatoire de théâtre mais moi c’était toujours la danse, même si j’aimais aussi le travail du texte. Après je me suis tourné vers d’autres types de formations, plus axées sur la danse mais ça a été très difficile. Nous étions des danseurs hip-hop et on ne nous parlait que de danse contemporaine dans un milieu finalement peu ouvert, tout en forçant notre intégration dans ce nouveau monde et ce nouveau langage. C’étaient des expériences violentes où on me renvoyait constamment que je n’étais pas à ma place. Mais cela m’a permis de travailler au cœur des institutions. J’ai ensuite intégré la formation de Charleroi Danse mais, encore une fois, on ne me parlait que de danse contemporaine et je n’arrivais pas à comprendre ce qui voulait se dire par ce mot. Ça a mis en mouvement une réflexion sur ma propre pratique. Mon travail est hip-hop mais pas uniquement et puis ce n’est pas vraiment de la danse contemporaine non plus. Il y a souvent du texte, alors ça pourrait être de la danse-théâtre, c’est peut-être le mot qui me convient le plus. »

Habib Ben Tanfous pose un regard rétroactif sur son parcours et avec le temps parvient à tisser des liens avec d’autres questionnements plus intimes. « Toute ma pratique se cherche autour de ces ambiguïtés de définition, de genre d’abord. Je fais de la danse oui, contemporaine d’accord, mais pas que. C’est théâtral aussi, avec du texte et du jeu. Quand j’ai commencé, je ne conscientisais pas que tout était lié. Dans ma pratique ou dans ma vie, il y a des injonctions à se définir dont je ne suis pas moteur et ça me pose évidemment beaucoup de problèmes. »

Habib Ben Tanfous est né en France d’une mère franco-tunisienne. « C’est une française arabe, elle a hérité des papiers français de son grand-père algérien devenu français parce que colonisé. Il y a une histoire de la colonisation dans mon identité, je suis né en France, mais j’habite en Belgique depuis que j’ai 5 ans. J’ai aussi des papiers tunisiens, j’y vais beaucoup et j’ai de la famille qui n’est jamais venue en Belgique. Je n’ai pas vraiment le physique du français ou du belge de base donc quelque part il faut que je développe mon pédigrée. A un moment j’ai été lassé de devoir tout justifier de mes origines, de ma pratique, donc je lâchais les infos au compte-goutte en fonction des contextes mais même ces réponses ne satisfaisaient jamais. Donc à un moment j’ai voulu préciser ces questions, les reprendre à mon compte. »

Ici je lègue ce qui ne m’appartient pas. Le titre est éloquent et résume ce numéro d’équilibriste que le chorégraphe s’évertue à tenir encore et encore. Léguer ce qui ne nous appartient pas, c’est comme analyser finement ce qui nous compose, ce qui nous permet de nous tenir debout. « Je suis issu d’une famille patriarcale, et en devenant père moi-même d’une petite fille, je me suis demandé tout de suite ce que j’allais lui laisser. Dans l’héritage il y a celui que j’ai reçu mais celui aussi que je lègue malgré moi. La paternité a déplacé beaucoup de choses dans mon travail. C’est une pièce autobiographique, je parle de gens qui existent, de ma famille qui va venir voir la pièce, donc il y a quand même un petit stress genre, Ah ! c’est donc ça que tu fais de notre histoire ! ». Ce sont des gens qui ne sont pas du tout habitués à aller au théâtre qui reste pour eux un endroit de l’entre-soi bourgeois et blanc. Et là ils viennent voir un spectacle qui par-lent d’eux, alors j’ai fait très attention. Je voulais faire une pièce qui plaise à mes parents et pas à la dame qui a son abonnement. Et en même temps je voulais aussi être critique vis-à-vis de tout ça. Comment faire de cette histoire mon histoire et qu’elle soit aussi belle et accueillante. Et inévitablement au milieu de tout ça, il y a les regards coloniaux que je ne veux pas qu’on pose sur moi. C’est une histoire intime qui n’est pas européenne, et pourtant c’est l’histoire de l’Europe qui l’a façonnée. »

Dans Le danseur des solitudes, George Didi-Huberman, observant l’immobilité d’un rapace dans le ciel, donne une définition de la danse : « C’était un petit rapace. Son corps, à mieux y regarder, esquissait bien quelques gestes infimes : juste ce qu’il fallait pour demeurer dans le ciel en un point aussi précis qu’intangible. Sans doute était-ce le sitio convenable pour mieux guetter sa proie. Mais il lui avait fallu, pour cela même, renoncer à voler vers un but, ne surtout pas fendre l’air, tout annuler pour un temps indéfini. C’est parce qu’il s’était placé contre le vent – parce que le milieu, l’air, était lui-même en mouvement – que le corps de l’oiseau pouvait ainsi jouer à suspendre l’ordre normal des choses et à déployer cette immobilité de funambule, cette immobilité virtuose. Voilà exactement, me suis-je dis alors, ce que c’est que danser : faire de son corps une forme dé-duite, fut-elle immobile, de forces multiples. Montrer qu’un geste n’est pas la simple résultante d’un mouvement musculaire, et d’une intention directionnelle, mais quelque chose de bien plus subtil et dialectique : la rencontre au moins, de deux mouvements affrontés produisant, au point même de leur équilibre, une zone d’arrêt, d’immobilité, de syncope. Une sorte de silence du geste ».

A mieux y regarder, il semble bien qu’Habib Ben Tanfous soit ce petit rapace tout là-haut qui, bien plus qu’acteur de sa propre danse, se laisse traverser par elle et nous la donne à voir.